Flor de Santiago
Rêve ardent des distances

Flor de Santiago 2L’attrayante beauté de son incroyable structure, pleine d’harmonie et de couleur, s’est dressée parmi nous, avec sa fascinante apparence, des horizons lointains de l’inconnu et des espaces luxuriants des géographies inexplorées, pour devenir, de nos jours, le symbole fleuri de la ville de Saint-Jacques. On pourrait dire aisément que c’est la plus belle fleur de la planète. Elle porte, avec son appellatif habituel, le nom qui la relie intimement au grand mythe chrétien occidental, ainsi qu’à leurs gardiens courageux qui parcouraient à cheval, rapides comme le vent, le Chemin de Saint-Jacques au Moyen-Âge. Elle est apparue comme venant des planches insaisissables d’un temps manuscrit et dessiné, pour prendre racines dans le mystère de l’ancienne ville lévitique, bâtie de pluie, de soleil et de pierre, de soleil dans la pluie, de pierre et de soleil pour donner un cadre aux ombres et aux échos. C’est comme si elle germait des lents crépuscules rouges contre l’imposante légèreté des rutilantes façades baroques en pierre de la Place de l’Obradoiro, dans la lumière de la nuit, sculptée sous la clarté absidale des étoiles. Ce Lis de Saint-Jacques ressemble à un de ces secrets grandioses de la nature que les alchimistes tâchaient de dévoiler à l’aube de la science, une énigme de chromatisme ardent dans son architecture aérienne végétale et rythmique, presque une mélodie intime de silence dans la beauté de la chair pourpre de sa présence évanescente.

Cette plante qui nous offre une fleur si merveilleuse arriva parmi d’autres récoltées – avec de nombreux autres produits et semences alors inconnues jusque là –au cours de l’éminente expédition scientifique naturaliste envoyée outre-mer par le roi Philippe II, dirigée par l’illustre médecin et botaniste Francisco Hernández. Narcissus Indicus, fut sa première dénomination, en 1557. Cependant, la révélation, ou première description textuelle de cette fleur –depuis considéré par tous les chercheurs comme d’une énorme beauté– est due au médecin hispano-portugais Simón de Tovar, puissant commerçant de marchandises méditerranéennes et de toutes celles transportées par des navigateurs intrépides ou simples trafiquants d’esclaves, dans les cales des navires qui revenaient des régions exotiques d’outre-mer, découvertes cent ans auparavant. On lui doit aussi d’avoir complété la première dénomination de cette fleur avec une allusion à Saint-Jacques, croyance stratégique, presque magique, à mi-chemin entre les gestes de la reconquête et les tensions avec la Papauté. L’évocation de ce nom fut répandue dans les villes européennes par la communication scientifique et par les pèlerinages et se propageait comme de profondes racines oecuméniques étendues à partir de l’endroit où avait eu lieu l’invention des restes apostoliques du Royaume atlantique de la Galice.

Tovar, détenant de connaissances surprenantes sur les plantes exotiques, rédige une lettre au botaniste franco-flamand Charles de l’Ecluse, ou Carolus Clusius, où il lui annonce la préparation d’un catalogue qui décrit une espèce appelée Atzcalxóchitl, ou bulbe à fleur rouge (en langue aztèque nahuatl), qui émet une délicate et envoûtante fascination chromatique. « De la base de sa racine bulbeuse, plutôt noire à l’extérieur –lui décrit-il–, pendent beaucoup de fibres un peu lourdes qui s’étendent par terre, grosses, longues, semblables aux pampres, de couleur vert foncé. Au milieu se dresse une seule tige ronde et mince, d’un rouge intense, creuse et spongieuse à l’intérieur, de neuf pouces ou un pied de hauteur. Cette tige est couronnée par une très grande fleur, d’un rouge très intense. Sa couleur et sa forme me rappellent l’épée que les chevaliers de Saint-Jacques portent sur leurs habits. C’est pourquoi j’avais pensé à lui donner le nom de Narcissum Indicum Jacobeum ». Tovar lui transmettra à nouveau par lettre une description plus détaillée du narcisse de Saint-Jacques après la floraison des bulbes dans son jardin de Séville. Ce nom connut une grande diffusion populaire au point qu’il fit partie de l’imaginaire des pèlerinages à Saint-Jacques, d’autant plus que l’Ordre Militaire des Chevaliers de Saint-Jacques fut fondé au XIIe siècle dans le monastère galicien de Santa María de Loio, près de Portomarín, au pied du Chemin Français, comme l’attestent les vieux parchemins et les récits de pèlerins. Ce symbole est présent même auparavant sur les noirs habits religieux, ou bien de chaque côté de la cavité qui protège l’effigie de l’Apôtre Pèlerin dans la cathédrale de Compostelle, qui nous suggère cette stupéfiante vision chromatique et le rouge grenat de sa floraison dans l’ombre crépusculaire de sa capsule bulbaire.

Bien d’autres botanistes emploieraient cet adjectif qui caractérise cette plante et lui donne ce trait primordial de l’essence de Compostelle : ainsi, Pierre Vallet, en 1668, avec son Lilio Narcissus Indicus flore rubro Vulgo Jacobeus, ou Narcissus Indicus flore rubro Vulgo Jacobeus, dans son innovateur livre de botanique, “Le jardin du Roy Tres Chrestien Louis XIIII, Roy de France et de Navare, dedie a la Royne Mere de Sa Maieste” ; John Parkinson, en 1629, avec son Narcissus Iacobaeus flore rubro ; ou comme De Bry, en 1647, dans certaines variétés comme Narcisssus latifolius Indicus rubro flore vulgo Iacobeus ; et Robert Morison, en 1680 avec son Lilionarcissus Jacobaeus latifolius Indicus rubro flore. C’est ainsi que les noms vulgaires issus de cette dénomination de Saint-Jacques ont pris racine dans bien des langues européennes et leurs publications : en espagnol (Flor de Santiago, lirio de Santiago, capa de Santiago, encomienda de Santiago), en français (Lis de Saint-Jacques, Croix de Saint-Jacques), en anglais (Jacobean Lily, St. James Lily), en allemand (Jakobslilie), en finnois (Jaakopnlija), en hongrois (Jakabliliom), en tchèque (Jakubská lilie), en portugais (Lirio de São Tiago) etc.

Le dernier phytologue, spécialiste en plantes, à lui accorder un nom de ce genre fut sans doute Johann Jakob Dillenius avec son Lilio Narcissus jacobaeus, flore sanguineo nutante, en 1732 dans son livre “Dillenian Herbarum of Hortus Elthamensis” ; ou, peut-être, John Hill, en 1759, avec son Jacobaean Amaryllis, car la dénomination scientifique des spécimens de cette classe recevait depuis déjà six ans l’appellatif Amaryllis formosissima, par le botaniste suédois Carl Linnaeus (Karl von Linné) suivant sa désignation binomiale paradigmatique (genre et espèce). Enfin, cette plante recevrait son nom moderne définitif de Sprekelia formosissima, accordé, semble-t-il, par le Révérend William Herbert, botaniste et écrivain anglais, en 1821. Notre fleur pèlerine a parcouru un long chemin, difficile à suivre dans les brumes permanentes et impossibles du passé. Elle est venue de l’ouest, des traversées des découvertes d’outre-mer et arrivée sur les vieux chemins qui l’ont menée à se répandre dans les villes les plus éloignées d’Europe ; des plus vieux entrepôts des commerçants, des bureaux et des jardins des botanistes et des parcs entretenus des palais, cultivée et répandue par des voyageurs et des courriers qui la portaient dans leurs ballots, musettes et sacoches, jusqu’aux différentes destinations du Vieux Continent.

Quelques exemplaires de la fleur de cette espèce ont été vus en Galice, à une époque incertaine, entre la fin de la Renaissance et l’arrivée des Lumières en ce qui concerne l’étude de la nature, de la biologie et de la botanique. Nous ne savons point par quel mystère, par quelles routes de circonstances, par quels itinéraires jamais décrits, par quelles voies étranges, par quels hasards insondables cette fleur nous a été amenée. Elle est venue de l’étendue féconde des Indes Occidentales jusqu’aux contrées apostoliques, jusqu’à ce pays d’où sont arrivées tant de vies lointaines, de connaissances et de légendes. On sait avec certitude que l’illustre et savant frère bénédictin Martín Sarmiento (1695-1772), remarquable personnage des Lumières, qui parcourait inlassablement les chemins, toujours attiré par la passion pour la collection des mots, des plantes et des itinéraires, lorsqu’il fit son deuxième voyage en Galice, région qui lui est chère, il connut l’existence de cette fleur à Pontevedra, d’après ses commentaires dans son “Catalogue des voix vulgaires, notamment des voix galiciennes des différents végétaux” (1754-1758). Il dit avoir vu cette merveilleuse fleur à Pontevedra, dans le jardin du monastère de Poio, avant qu’il ait été abandonné par les moines bénédictins. C’est ainsi qu’il l’a annoncé à son cher ami Joseph Quer y Martínez, un important chirurgien consultant de l’Armée et un éminent botaniste.

Cette amitié fut confirmée par l’éminent phytologue C. Gómez Ortega, promoteur, de surcroît, d’expéditions scientifiques, lorsqu’il aborde le voyage que Quer avait réalisé en Galice en 1761. Celui-ci fait référence aux bontés de la terre galicienne « dont les beautés naturelles lui avaient été vantées avec justesse par son très bon ami le père Martín Sarmiento ». Quand il parle de ce voyage et de notre fleur, Quer rappelle, dans le paragraphe consacré au Lilio-narcissus Jacobaeus, qu’il l’avait vue « abondamment en Galice dans la ville de Pontevedra, plantée en terre et en plein-air » et qu’elle fleurissait en juin et en juillet. Il nous dit qu’elle se trouvait également dans le jardin de Joseph de Castro, auditeur de la Province Maritime de Pontevedra. Le père Sarmiento prit un bulbe pour le planter dans la cellule de son couvent et il attendit impatiemment sa floraison prodigieuse, comme quelqu’un qui cultiverait un rêve éphémère dans un pot de silence.

Dans la ville universelle où aboutissent les chemins et les espérances des pèlerins, il est encore possible de trouver, dans son intra-histoire, le souvenir de la présence de nouvelles fleurs de la même espèce. Elle apparut grâce à l’éminent botaniste, d’origine française, l’abbé Pierre André Pourret, lorsqu’il quitta Madrid (où il avait été sous-directeur du Jardin Botanique) pour s’établir en Galice, d’abord à Orense, comme chanoine de la cathédrale en 1804 jusqu’à son départ pour le monastère de San Pedro de Montes, dans le Bierzo, à cause de l’invasion napoléonienne de la Galice (Izco & Álvarez, 1996). Puis, en 1814, il arrive à Saint-Jacques en tant que chanoine, où il donne des cours ouverts à tous –un jeune Ramón de la Sagra y avait assisté– jusqu’à sa mort en 1818. On croit que pendant son séjour à Saint-Jacques, il vécut extra-muros, dans une maison rue Pitelos (entre la côte et le Calvaire de Castrón de Ouro et la bout de la rue Horta da Inquisición avec la rue Hórreo). Il y possédait un petit terrain du côté des champs qui descendaient vers la vallée de la rivière Sar, où il entretenait soigneusement un jardin avec différentes espèces. Tout au long de sa vie, M. Pourret avait collecté un précieux herbier avec quelques huit mille planches de végétaux, qu’il offrit à l’École de Pharmacie de Saint-Jacques lors de sa fondation en 1815 et transporté, au moment d’une fermeture temporaire, à la Faculté de Pharmacie de l’Université Complutense de Madrid où il demeure encore de nos jours.

On a fini par perdre le fil de ce superbe récit, presque fantastique, de séquences interrompues et par oublier notre belle fleur au cours du temps et des aléas du destin. Mais, de façon inattendue elle est réapparue récemment, comme il arrive parfois aux choses merveilleuses. Le Lis de Saint-Jacques est réapparu il y a un an dans le cadre de l’admirable exposition « Galicia en cartel », qui a eu lieu autour du pied de la haute colonne couronnée par une cime d’arcs et d’ogives en pierre (le ‘Palmier’), de style gothique languedocien, qui protège le beau chevet de l’Église des Jacobins, à Toulouse. C’est comme si on avait retrouvé une partie mystérieuse du passé. Le Lis de Saint-Jacques arrive jusqu’à nous de cet espace empreint de la transparente polychromie des vitraux et devient l’actrice principale de son exhibition naturelle et de sa propre histoire, pendant cette exposition magnifique qui réchauffe et active à nouveau notre mémoire, dans des endroits où la lumière des très hautes et étroites fenêtres éclaire, ici aussi, la beauté calme d’un gothique solitaire, fleuri par ses ogives. La scène converge vers la croisée du transept et vers le chevet formé par trois absides, une centrale et deux latérales sous des voûtes d’arêtes aériennes qui créent un ciel protecteur et ornemental en pierre pour cette singulière fleur au charme délicat qui éclaire les contours de la pénombre du temps recueilli là-bas avec des tons rouge grenat. C’est là que se dresse le Lis de Saint-Jacques, symbole de la rougeur contre la pierre de la résistance et de l’espoir, comme une flamme de l’autel du soleil dans le Finistère galicien, comme une lumière pourpre du crépuscule de l’air qui arrive de tous les chemins qui mènent à Compostelle, rêve ardent des distances.

© Salvador García-Bodaño, 2009

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